30.
Il aimait cette maison. Elle se dressait, majestueuse, sur Esplanade Avenue, tel un palais de Rome ou un hôtel particulier d’Amsterdam. Ses briques recouvertes de stuc avaient l’aspect de la pierre, et ses couleurs, rouge foncé et ocre, faisaient très italiennes.
Esplanade Avenue avait connu des jours meilleurs mais, sur le plan architectural, fascinait Yuri avec ses merveilleux immeubles anciens perdus au milieu de bâtiments commerciaux horriblement laids. Il avait apprécié sa longue marche à travers le quartier français pour atteindre cette maison à la limite du district. Cette grande avenue, ancien fief des Français et des Espagnols, avait conservé de nombreuses demeures comme celle-ci.
Deux hommes le suivaient, et alors ? Il toucha le lourd revolver dans sa poche. Crosse en bois, canon long.
Béatrice le fit entrer.
— Dieu merci, vous voilà ! Aaron se fait un sang d’encre. Vous prendrez bien quelque chose ?
Elle regarda par-dessus l’épaule de Yuri et aperçut l’homme tapi dans l’ombre d’un arbre, sur le trottoir d’en face.
— Non merci, madame, j’aime le café très fort et très noir et je me suis arrêté pour en prendre un dans un petit bar.
Ils se trouvaient dans un immense hall d’entrée pourvu d’un énorme escalier, qui se divisait en deux à partir d’un palier situé à mi-étage. Le sol était carrelé de mosaïque et les murs, d’un rouge de terre cuite, étaient identiques à ceux de l’extérieur.
— C’est exactement comme ça que je fais mon café, dit Béatrice en lui prenant son imperméable.
Heureusement, l’arme était dans sa veste.
— De l’espresso moulu fin, ajouta-t-elle. Entrons dans le salon. Aaron va être soulagé de vous voir.
— Alors, j’accepte, merci, dit Yuri.
Il y avait un salon à sa droite et à sa gauche, mais la chaleur venait d’une pièce située juste devant lui. Aaron s’y trouvait, vêtu d’un vieux cardigan gris en laine, la pipe à la main, près de la cheminée. Une fois encore, il fut impressionné par sa vigueur empreinte de colère et de suspicion. Une longue ride d’expression creusait son visage, près de la bouche.
— Nous avons reçu un message des Aînés, dit Aaron sans préambule. Il est arrivé par fax à l’hôtel Pontchartrain.
— C’est une pratique courante pour les Aînés ?
— Il est écrit en latin et adressé à nous deux. En deux exemplaires, un chacun.
— Trop aimable de leur part.
De confortables canapés de cuir rouge foncé se faisaient face devant la cheminée, sépares par un tapis chinois bleu sombre. Une table basse en verre était couverte de papiers. Les murs étaient décorés de grands tableaux modernes, abstraits pour la plupart, aux cadres dorés. Les plateaux des tables étaient en marbre, le velours des fauteuils était un peu élimé. Devant les différents miroirs et sur la cheminée surmontée d’un lion sculpté, de magnifiques fleurs à longue tige étaient disposées dans des vases de porcelaine. Le tout donnait une impression de beauté et de confort.
— Assieds-toi, dit Aaron. Commence par me dire ce que tu as découvert.
— Stolov est au Windsor Court, un hôtel très luxueux et très cher. Il a deux hommes avec lui, peut-être trois. Des membres de l’Ordre. Ils m’ont suivi jusqu’ici. Il y en a un de l’autre côté de la rue. Tous du même âge et du même style, de jeunes Anglo-Saxons ou Scandinaves en costume sombre. J’en connais au moins six de vue. Ils n’ont même pas pris la peine de se cacher. Je crois que leur objectif est de faire peur.
Béatrice entra gracieusement dans la pièce, ses hauts talons claquant sur le carrelage. Elle posa le plateau sur lequel elle avait placé de petites tasses d’espresso fumant.
— J’en ai préparé une pleine cafetière, dit-elle. Maintenant, je vais téléphoner à Cecilia.
— On a des nouvelles de la famille ? demanda Yuri.
— Rowan se maintient mais il n’y a aucune amélioration, répondit-elle. Son activité cérébrale est faible mais elle respire toute seule.
— Et l’homme mystérieux ?
— Rien de nouveau non plus, dit Béatrice. Il ne serait pas à Houston. Vous n’imaginez pas le nombre de gens qui écument la ville. Même s’il s’est coupé les cheveux, il ne passerait pas inaperçu avec son mètre quatre-vingt-quinze. Dieu sait où il se trouve. Bon, je vous laisse avec Aaron. Je ne veux plus penser à tout ça. Je vais préparer le dîner avec un garde armé dans ma cuisine.
— Empêche-le de piocher dans tous les plats !
— Compte sur moi, dit-elle en souriant.
Elle sembla sur le point d’ajouter quelque chose mais se dirigea simplement vers Aaron, l’embrassa affectueusement et partit comme elle était venue, dans un froufrou de soie et des claquements de talons.
Yuri adora le café. Toute une cafetière ! Ses mains commenceraient bientôt à trembler et il allait faire une indigestion, mais il ne s’en souciait guère. Quand on aimait le café à ce point, on ne reculait devant aucun sacrifice.
Il ramassa le fax. Le latin lui y était si familier qu’il n’avait même pas besoin de traduire dans sa tête pour le comprendre. Il le maîtrisait aussi bien que les langues vivantes qu’il connaissait.
Des Aînés
à
Aaron Lightner
Yuri Stefano
Messieurs,
Jamais encore nous n’avons été confrontés à un tel problème : la défection de deux membres de l’ordre qui ne nous sont pas seulement chers mais également précieux, des enquêteurs chevronnés qui font figures d’exemples pour nos novices et nos postulants. Nous avons du mal à comprendre comment la situation en est arrivée là.
Nous nous faisons des reproches. Aaron, nous ne vous avons pas tout dit à propos des sorcières Mayfair. Désireux que vous concentriez tous vos efforts sur la famille Mayfair, nous avons retenu certaines informations importantes sur les légendes de Donnelaith, en Écosse, c’est-à-dire, pour être précis, sur les Celtes du nord de la Grande-Bretagne et d’Irlande. Nous nous rendons compte que nous avons commis une erreur.
Nous vous prions de croire que l’ordre n’a jamais eu l’intention de vous manipuler ou de vous exploiter. Afin de préserver le bon déroulement de l’enquête, nous avons préféré garder pour nous certains soupçons et présomptions jusqu’à ce que nous ayons vérifié les réponses aux questions que nous nous posions.
Il faut bien le reconnaître, nous avons commis une erreur de jugement. Vous nous avez abandonnés. Et nous sommes conscients que vous n’avez certainement pas pris cette décision à la légère. Une fois encore, c’est notre faute.
Venons-en aux faits. Vous n’êtes plus membres du Talamasca. Vous êtes excommuniés sans autre forme de sanction, c’est-à-dire que vous êtes simplement exclus de l’ordre, de ses privilèges, ses obligations et de son soutien logistique.
Vous n’avez plus le droit d’utiliser les archives que vous avez constituées lorsque vous étiez des nôtres. Vous n’êtes pas autorisés à reproduire ni à communiquer les informations que vous avez obtenues ou pourriez obtenir au sujet des sorcières Mayfair. Ce point est primordial.
L’enquête sur les sorcières Mayfair est désormais entre les mains d’Erich Stolov, de Clément Norgan et de plusieurs de leurs collaborateurs qui ont déjà travaillé avec eux dans différentes parties du monde. Ils ont pour mission de prendre contact avec la famille, sans votre aide, et en lui faisant clairement savoir que vous n’avez plus aucun lien avec nous.
Nous ne vous demandons qu’une chose : ne vous mêlez pas de nos affaires. Vous êtes libérés de toute obligation mais vous ne devez pas devenir un obstacle.
Il est très important pour nous de retrouver la créature nommée Lasher. Nos membres ont reçu des ordres. Veuillez comprendre qu’ils ne vous porteront aucune considération particulière.
Nous serions heureux qu’un jour vous reveniez à la maison mère pour discuter en détail (par écrit) de votre défection et de votre éventuelle réintégration, avec renouvellement de vos vœux.
Pour l’heure, je vous transmets les adieux de vos frères et sœurs du Talamasca, d’Anton Marcus, notre nouveau Supérieur général, de tous ceux d’entre nous qui vous aiment, vous apprécient et sont attristés que vous ne soyez plus des nôtres.
Veuillez prendre note de ce que, en temps utile et par les moyens appropriés, nous avons déposé sur vos comptes des fonds importants pour couvrir vos dépenses. Ce sera le dernier soutien matériel que vous aurez reçu du…
Talamasca
Yuri plia le papier brillant et le glissa dans sa poche, à côte de son arme.
Il leva les yeux vers Aaron, qui semblait calme, indifférent, plongé dans ses pensées.
— Est-ce ma faute ? demanda Yuri. Que tu sois excommunié aussi rapidement ? Je n’aurais pas dû venir.
— Non, ne te laisse pas impressionner par le mot. J’ai été excommunié parce que j’ai refusé de partir d’ici et parce que je n’arrêtais pas d’envoyer des messages à Amsterdam pour qu’on m’explique ce qui se passait. Parce que j’ai cessé d’« observer et d’être toujours là ». Je suis content que tu sois venu parce que j’ai des craintes pour tous mes frères. Je ne sais pas comment le leur dire. Mais tu es pour moi le plus cher de tous, tout comme David. Tu es ici et tu sais ce que je sais.
— Pourquoi dis-tu que tu as des craintes pour les autres membres ?
— Je ne suis pas un Aîné. J’ai soixante-dix-neuf ans mais je ne suis pas un Aîné.
Il regarda Yuri. Cet aveu était une violation flagrante du règlement.
Aaron poursuivit :
— David Talbot n’a jamais été un Aîné. Il me l’a dit avant de… quitter l’ordre. Il m’a dit qu’il n’avait jamais parlé à un Aîné et que les membres les plus âgés ont maintes fois reconnu devant lui, en toute discrétion, qu’ils n’étaient pas des Aînés non plus. Personne ne sait qui ils sont.
Yuri ne répondit rien. Toute sa vie, depuis l’âge de douze ans, il avait vécu avec la ferme conviction que les Aînés étaient ses frères, une sorte de jury de ses pairs, pour ainsi dire.
— Précisément, dit Aaron. Mais j’ignore qui ils sont et quels sont leurs mobiles. Je crois qu’ils ont tué un médecin de San Francisco. Je crois qu’ils ont tué le Dr Samuel Larkin. Et je crois qu’ils ont utilisé des gens comme moi toute leur vie afin de réunir des informations dans quelque but occulte que ceux de ma génération n’ont jamais compris. Voilà ce que je suis porté à croire.
Yuri ne dit rien. Les paroles d’Aaron renforçaient ses propres soupçons, cette impression de malaise qu’il avait ressentie peu après être rentré de Donnelaith à la maison mère.
— Si j’essayais d’entrer dans les fichiers informatiques, on m’en empêcherait, réfléchit-il tout haut.
— Probablement, dit Aaron. Mais personne dans l’ordre ne connaît les ordinateurs aussi bien que toi, Yuri. Si tu connais le code d’accès d’un autre membre…
— J’en connais plusieurs. Il faut que je trouve un ordinateur. Je vais faire toutes les recherches possibles et imaginables pour obtenir des recoupements. J’en ai pour au moins deux jours. Je peux même retrouver les textes saisis en latin. Je peux faire une recherche automatique par mot clé. Cela peut nous mener très loin.
— Ils y auront sans doute pensé. C’est même fort probable mais cela ne coûte rien d’essayer. Mon esprit et mes doigts sont trop vieux, je ne te serai d’aucune utilité. Mais il y a un ordinateur avec modem dans la maison d’Amelia Street. Il appartient à Mona Mayfair. Elle a donné son autorisation en disant que tu saurais t’en servir. C’est sous DOS. Tu comprends ce que ça veut dire, toi ?
Yuri se mit à rire.
— C’est le système d’exploitation de l’ordinateur. Ça veut dire que c’est un compatible IBM.
— Elle a dit qu’elle t’avait laissé des instructions sur le contenu du disque dur mais que tu pouvais ouvrir un répertoire et faire ce que tu voulais. Ses fichiers personnels sont verrouillés.
— J’ai entendu parler de Mona et de son ordinateur, dit doucement Yuri. Je n’irai pas fouiller dans ses fichiers.
— Elle voulait dire par là que tu pouvais accéder à tout le reste.
— Je vois.
— Il y a des dizaines d’ordinateurs chez Mayfair & Mayfair mais je crois que celui de Mona est le plus performant.
Yuri acquiesça.
— Je m’y mets tout de suite.
Il avala une autre tasse de café et repensa à Mona avec une certaine affection.
— Ensuite, nous en parlerons, dit-il.
— Oui.
Mais pour dire quoi ? Ils étaient l’un et l’autre trop découragés pour discuter de quoi que ce soit. Yuri se sentit pris d’une horrible mélancolie, comme lorsque les gitans l’avaient enlevé à sa mère morte. Des étrangers.
Un monde rempli d’étrangers. Hormis Aaron, cette famille sympathique et Mona, qu’il aimait déjà beaucoup.
Il l’avait rencontrée ce matin à Amelia Street, vers midi. Pendant qu’il prenait un petit déjeuner de céréales et de lait, elle n’avait cessé de parler, de le questionner, de discuter de tout et de rien tout en rongeant une pomme jusqu’au dernier pépin.
La famille était en émoi à l’idée qu’elle était la future héritière du testament. Tout le monde venait la voir, la courtisait.
Finalement, elle avait dit :
— Comment peuvent-ils faire ça alors que Rowan est toujours en vie ?
Randall, le grand vieillard aux multiples mentons, avait répondu :
— Chérie, cela n’a rien à voir. Qu’elle vive ou qu’elle meure, Rowan ne pourra jamais avoir d’enfant.
Mona avait eu l’air abasourdie et avait hoché la tête en disant :
— Évidemment.
— Vous voulez l’héritage ? lui avait demandé Yuri, tout bas parce qu’elle était si silencieuse, si proche de lui et qu’elle le regardait droit dans les yeux.
Elle avait éclaté de rire. Pas méchamment du tout. C’était un rire franc et charmant.
— Ryan t’expliquera tout ça, avait ajouté l’un des jeunes gens, Gerald, peut-être. Mais tu peux consulter les documents juridiques quand tu veux.
Mona, avec son fort accent américain, avait alors lancé à la cantonade :
— Je vais taper sur mon ordinateur. Salut.
L’ordinateur.
Lorsque Yuri était allé chercher sa valise, il avait entendu le cliquètement des touches du clavier. Dans la chambre du devant. Il n’avait pas osé se montrer devant la porte ouverte.
— J’aime bien Mona Mayfair, dit-il à Aaron. C’est une petite futée. Je les aime bien tous.
Il sentit brusquement le rouge lui monter aux joues. Il l’aimait bien, et encore plus. Mais elle était trop jeune, non ?
Il se leva pour partir. Quelle agréable maison ! Pour la première fois, il remarqua les bonnes odeurs venant de la cuisine.
— Pas si vite, dit Aaron.
— Mais, Aaron, ils vont boucler tous les accès aux fichiers ! protesta-t-il.
Béatrice venait d’entrer. Elle portait sur le bras une veste en tweed appartenant à Aaron et l’imperméable de Yuri.
— Nous aimerions que vous restiez dîner, dit-elle à Yuri. Ce sera prêt dans une demi-heure. C’est un dîner très spécial pour nous, et Aaron aurait le cœur brisé si vous partiez. Moi aussi, du reste. Tenez, mettez ça.
— Nous dînons ici ou nous partons ? demanda Yuri en lui prenant son imperméable noir.
— Nous allons à la cathédrale, répliqua Aaron.
Il enfila sa veste, en lissa les revers et vérifia s’il avait bien son mouchoir de coton. Combien de fois Yuri l’avait-il vu faire ces gestes ? Aaron fouilla ensuite dans ses poches à la recherche de ses clés, de son passeport et d’un morceau de papier qu’il déplia en souriant à Béatrice.
— Venez assister à notre mariage, dit celle-ci. Magdalene et Lily nous retrouvent là-bas.
— Vous allez vous marier !
— Oui, mon cher, dit Béatrice. Allons-y ! Le dîner va être gâché si nous le faisons attendre. C’est une recette Mayfair, Yuri. Vous aimez la cuisine épicée, j’espère ? Ce sont des écrevisses à l’étouffée.
— Merci, Yuri, dit doucement Aaron.
Béatrice enfila sa veste et sa tenue parut soudain bien plus cérémonieuse.
— Mais c’est un privilège, répondit Yuri.
Seul un tel événement pouvait le détourner de l’ordinateur de Mona.
— Vous savez, dit Béatrice en ouvrant la marche, il est vraiment dommage que nous devions nous priver d’un grand mariage. Quand tout sera terminé, j’aimerais que nous donnions une réception, Aaron. Qu’en dis-tu ? Quand tout le monde sera de nouveau heureux, nous pourrions organiser une grande fête. Mais je ne pourrai pas attendre jusque-là.
Elle hocha la tête puis répéta, sur un ton contrit :
— Je ne pourrai pas attendre.